VII
LA TOPIQUE DE L'IMAGINAIRE

 

 

 

Méditation sur l'optique.

Introduction du bouquet renversé.

Réalité : le chaos originel.

Imaginaire : la naissance du moi.

Symbolique : les positions du sujet.

Fonction du mythe de l'OEdipe dans la psychanalyse.

 

 

 

 

Les menus propos que je vais vous tenir aujourd'hui étaient annoncés sous le titre La Topique de l'imaginaire. Un tel sujet serait assez considérable pour occuper plusieurs années d'enseignement, mais puisque certaines questions concernant la place de l'imaginaire dans la structure symbolique viennent dans le fil de notre discours, la causerie d'aujourd'hui peut revendiquer ce titre.

Ça n'est pas sans un plan préconçu, dont j'espère que l'ensemble vous manifestera la rigueur, que je vous ai menés la dernière fois sur un cas particulièrement significatif parce qu'il montre de façon réduite le jeu réciproque de ces trois grands termes dont nous avons déjà eu l'occasion de faire état – l'imaginaire, le symbolique et le réel.

Sans ces trois systèmes de références, impossible de rien comprendre à la technique et à l'expérience freudiennes. Beaucoup de difficultés se justifient et s'éclairent quand on y apporte ces distinctions. Il en va ainsi des incompréhensions que Mlle Gélinier a marquées l'autre jour en face du texte de Mélanie Klein. Ce qui compte, quand on tente  d'élaborer une expérience, ce n'est pas tellement ce qu'on comprend que ce qu'on ne comprend pas. Le mérite de l'exposé de Mlle Gélinier est précisément d'avoir mis en valeur ce qui, dans ce texte, ne se comprend pas.

C'est en quoi la méthode des commentaires se révèle féconde. Commenter un texte, c'est comme faire une analyse. Combien de fois ne l'ai-je pas fait observer à ceux que je contrôle quand ils me disent – J'ai cru comprendre qu'il voulait dire ceci, et cela –  une des choses dont nous devons le plus nous garder, c'est de comprendre trop, de comprendre plus que ce qu'il y a dans le discours du sujet. Interpréter et s'imaginer comprendre, ce n'est pas du tout la même chose. C'est exactement le contraire. Je dirais même que c'est sur la base d'un certain refus de compréhension que nous poussons la porte de la compréhension analytique.

Il ne suffit pas que ça ait l'air de se tenir, un texte. Bien sûr, ça tient dans le cadre des ritournelles auxquelles nous sommes habitués – maturation instinctive, instinct primitif d'agression, sadisme oral, anal, etc. Et pourtant, dans le registre que Mélanie Klein fait intervenir, un certain nombre de contrastes apparaissent, que je vais reprendre en détail.

Tout tourne autour de ce qui a paru à Mlle Gélinier singulier, paradoxal, contradictoire dans la fonction de l'ego – trop développé, il stoppe tout développement, mais en se développant, il rouvre la porte vers la réalité. Comment se fait-il que la porte de la réalité soit rouverte par un développement de l'ego ? Quelle est la fonction propre de l'interprétation kleinienne, qui se présente avec un caractère d'intrusion, de placage sur le sujet? Voilà les questions que nous aurons aujourd'hui à retoucher.

Vous devez d'ores et déjà vous être aperçus que, dans le cas de ce jeune sujet, réel, imaginaire et symbolique sont là sensibles, affleurant. Le symbolique, je vous ai appris à l'identifier avec le langage – or, n'est-ce pas dans la mesure où, disons, Mélanie Klein parle, que quelque chose se passe ? D'autre part, quand Mélanie Klein nous dit que les objets sont constitués par des jeux de projections, d'introjections, d'expulsions, de réintrojections des mauvais objets, et que le sujet, ayant projeté son sadisme, le voit revenir de ces objets, et, de ce fait, se trouve bloqué par une crainte anxieuse, ne sentez-vous pas que nous sommes dans le domaine de l'imaginaire ?

Tout le problème dès lors est celui de la fonction du symbolique et de l'imaginaire dans la constitution du réel.

 

1

 

Pour tâcher de vous éclairer un peu les choses, j'ai fomenté pour vous un petit modèle, succédané du stade du miroir.

Le stade du miroir, je l'ai souvent souligné, n'est pas simplement un moment du développement. Il a aussi une fonction exemplaire, parce qu'il révèle certaines des relations du sujet à son image en tant qu'Urbild du moi. Or, ce stade du miroir, impossible à dénier, a une présentation optique – ce n'est pas niable non plus. Est-ce par hasard ?

Les sciences, et surtout les sciences en gésine comme la nôtre, empruntent fréquemment des modèles à d'autres sciences. Vous n'imaginez pas, mes pauvres amis, ce que vous devez à la géologie. S'il n'y avait pas de géologie, comment en arriver à penser qu'on puisse passer, au même niveau, d'une couche récente à une couche très antérieure ? Il ne serait pas mal, je le dis en passant, que tout analyste fasse l'achat d'un petit bouquin de géologie. Il y avait autrefois un analyste géologue, Leuba, qui en a écrit un dont je ne saurais trop vous conseiller la lecture.

L'optique aussi pourrait dire son mot. Je ne me trouve pas là en désaccord avec la tradition du maître – plus d'un parmi vous a certainement remarqué dans la Traumdeutung, au chapitre « Psychologie des processus du rêve », le fameux schéma dans lequel Freud insère tout le procès de l'inconscient.

 

 

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A l'intérieur, Freud met les différentes couches qui se distinguent du niveau perceptif, à savoir de l'impression instantanée – S1, S2, etc., à la fois image, souvenir. Ces traces enregistrées sont ultérieurement refoulées dans l'inconscient. C'est un très joli schéma, que nous reprendrons car il nous rendra service. Mais je vous fais remarquer qu'il est accompagné d'un commentaire qui semble n'avoir jamais beaucoup tiré l'oeil de quiconque, encore qu'il ait été repris sous une autre forme dans la quasi dernière oeuvre de Freud, l'Abrégé de psychanalyse.

Je vous le lis tel qu'il est dans la Traumdeutung. L'idée qui nous est ainsi offerte est celle d'un lieu psychique – il s'agit exactement du champ de la réalité psychique, c'est-à-dire de tout ce qui se passe entre la perception et la conscience motrice du moi. Écartons aussitôt la notion de localisation anatomique. Restons sur le terrain psychologique et essayons seulement de nous représenter l'instrument qui sert aux productions psychiques comme une sorte de microscope compliqué, d'appareil photographique, etc. Le lieu psychique correspondra à un point de cet appareil où se forme l'image. Dans le microscope et le télescope, on sait que ce sont là des points idéaux auxquels ne correspond aucune partie tangible de l'appareil. Il me paraît inutile de m'excuser de ce que ma comparaison peut avoir d'imparfait. Je ne l’emploie que pour faire comprendre l’agencement du mécanisme psychique en le décomposant et en déterminant la jonction de chacune de ses parties. Je ne crois pas que personne ait encore jamais tenté de reconstruire ainsi l'appareil psychique. L'essai est sans risque. Je veux dire que nous pouvons laisser libre cours à nos hypothèses, pourvu que nous gardions notre jugement critique et que nous n'allions pas prendre l’échafaudage pour le bâtiment lui-même. Nous n'avons besoin que de représentations auxiliaires pour nous rapprocher d'un fait inconnu, les plus simples et les plus tangibles seront les meilleures.

Inutile de vous dire que les conseils étant faits pour n'être pas suivis, nous n'avons pas manqué depuis de prendre l'échafaudage pour le bâtiment. D'un autre côté, l'autorisation que Freud nous donne d'utiliser des relations auxiliaires pour nous rapprocher d'un fait inconnu m'a incité à faire preuve moi-même d'une certaine désinvolture pour construire un schéma.

Quelque chose de presque enfantin va nous servir aujourd'hui, un appareil d'optique beaucoup plus simple qu'un microscope compliqué – non pas qu'il ne serait pas amusant de poursuivre la comparaison en question, mais ça nous entraînerait un peu loin.

Je ne saurais trop vous recommander la méditation sur l'optique. Chose curieuse, on a fondé un système entier de métaphysique sur la géométrie et la mécanique, en y cherchant des modèles de compréhension, mais il ne semble pas qu'on ait jusqu'à présent tiré tout le parti que l'on peut de l'optique. Elle devrait pourtant prêter à quelques rêves, cette drôle de science qui s'efforce de produire avec des appareils cette chose singulière qui s'appelle des images, à la différence des autres sciences, qui apportent dans la nature un découpage, une dissection, une anatomie.

Entendez bien que je ne cherche pas, ce disant, à vous faire prendre des vessies pour des lanternes, et les images optiques pour les images qui nous intéressent. Mais ce n'est tout de même pas pour rien qu'elles ont le même nom.

Les images optiques présentent des diversités singulières – certaines sont purement subjectives, ce sont celles qu'on appelle virtuelles, tandis que d'autres sont réelles, à savoir, par certains côtés, se comportent comme des objets et peuvent être prises pour telles. Bien plus singulier encore – ces objets que sont les images réelles, nous pouvons en donner les images virtuelles. A cette occasion, l'objet qu'est l'image réelle prend ajuste titre le nom d'objet virtuel.

A la vérité, une chose encore est plus surprenante, c'est que l'optique repose tout entière sur une théorie mathématique sans laquelle il est absolument impossible de la structurer. Pour qu'il y ait une optique, il faut qu'à tout point donné dans l'espace réel, un point et un seul corresponde dans un autre espace, qui est l'espace imaginaire. C'est l'hypothèse structurale fondamentale. Elle a l'air excessivement simple, mais sans elle on ne peut écrire la moindre équation, ni rien symboliser – l'optique est impossible. Même ceux qui l'ignorent ne pourraient rien faire en optique si elle n'existait pas.

Là aussi, l'espace imaginaire et l'espace réel se confondent. Cela n'empêche pas qu'ils doivent être pensés comme différents. En matière d'optique, on a beaucoup d'occasions de s'exercer à certaines distinctions qui vous montrent combien le ressort symbolique compte dans la manifestation d'un phénomène.

D'un autre côté, il y a en optique une série de phénomènes qu'on peut dire tout à fait réels puisqu'aussi bien c'est l'expérience qui nous guide en cette matière, mais où, pourtant, à tout instant, la subjectivité est engagée. Quand vous voyez un arc-en-ciel, vous voyez quelque chose d'entièrement subjectif. Vous le voyez à une certaine distance qui broche sur le paysage. Il n'est pas là. C'est un phénomène subjectif. Et pourtant, grâce à un appareil photographique, vous l'enregistrez tout à fait objectivement. Alors, qu'est-ce que c'est ? Nous ne savons plus très bien, n'est-ce pas, où est le subjectif, où est l'objectif. Ou bien ne serait-ce pas que nous avons l'habitude de mettre dans notre petite comprenoire une distinction trop sommaire entre l'objectif et le subjectif ? L'appareil photographique ne serait-il pas un appareil subjectif, tout entier construit à l'aide d'un x et d'un y qui habitent le domaine où vit le sujet, c'est-à-dire celui du langage ?

Je laisserai ces questions ouvertes, pour aller droit à un petit exemple que je vais essayer de vous mettre dans l'esprit avant de le mettre au tableau, car il n'y a rien de plus dangereux que les choses au tableau – c'est toujours un peu plat.

Il s'agit d'une expérience classique, qui se faisait au temps où la physique était amusante, au temps de la vraie physique. De même, nous, nous sommes au moment où c'est vraiment de la psychanalyse. Plus nous sommes proches de la psychanalyse amusante, plus c'est la véritable psychanalyse. Par la suite, ça se rodera, ça se fera par approximation et par trucs. On ne comprendra plus du tout ce qu'on fait, comme il n'est déjà plus besoin de rien comprendre à l'optique pour faire un microscope. Réjouissons-nous donc, nous faisons encore de la psychanalyse.

A ma place, mettez donc ici un formidable chaudron – qui me remplacerait avantageusement peut-être, à certains jours, comme caisse de résonance – un chaudron aussi proche que possible d'une demi-sphère, bien poli à l'intérieur, bref un miroir sphérique. S'il s'avance à peu près jusqu'à la table, vous ne vous verrez pas dedans – ainsi, quand bien même je serais transformé en chaudron, le phénomène de mirage qui se produit de temps en temps entre moi et mes élèves ne se produira pas ici. Un miroir sphérique produit une image réelle. A chaque point d'un rayon lumineux émanant d'un point quelconque d'un objet placé à une certaine distance, de préférence dans le plan du centre de la sphère, correspond dans le même plan, par convergence des rayons réfléchis sur la surface de la sphère, un autre point lumineux – ce qui donne de l'objet une image réelle.

Je regrette de n'avoir pas pu amener aujourd'hui le chaudron, ni les appareils de l'expérience. Vous devrez vous les représenter.

Supposez que ceci soit une boîte, creuse de ce côté-là, et qu'elle soit placée sur un pied, au centre de la demi-sphère. Sur la boîte, vous allez mettre un vase, réel. En dessous, il y a un bouquet de fleurs. Alors, qu'est-ce qui se passe ?

 

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Le bouquet se réfléchit sur la surface sphérique, pour venir au point lumineux symétrique. Entendez que tous les rayons en font autant, en vertu de la propriété de la surface sphérique – tous les rayons émanés d'un point donné viennent au même point symétrique. Dès lors, se forme une image réelle. Notez que les rayons ne se croisent pas tout à fait bien dans mon schéma, mais c'est vrai aussi dans la réalité, et pour tous les instruments d'optique – on n'a jamais qu'une approximation. Au-delà de l'oeil, les rayons continuent leur chemin, et redivergent. Mais pour l'oeil, ils sont convergents, et donnent une image réelle, puisque la caractéristique des rayons qui frappent un oeil sous une forme convergente, c'est de donner une image réelle. Convergents en venant à l'oeil, ils divergent en s'en écartant. Si les rayons viennent frapper l'oeil en sens contraire, c'est une image virtuelle qui se forme. C'est ce qui se passe quand vous regardez une image dans la glace – vous la voyez là où elle n'est pas. Ici, au contraire, vous la voyez là où elle est – à cette seule condition que votre oeil soit dans le champ des rayons qui sont déjà venus se croiser au point correspondant.

A ce moment-là, alors que vous ne voyez pas le bouquet réel, qui est caché, vous verrez apparaître, si vous êtes dans le bon champ, un très curieux bouquet imaginaire, qui se forme juste sur le col du vase. Comme vos yeux doivent se déplacer linéairement sur le même plan, vous aurez une impression de réalité, tout en sentant que quelque chose est bizarre, brouillé, parce que les rayons ne se croisent pas très bien. Plus vous serez loin, plus la parallaxe jouera, et plus l'illusion sera complète.

C'est un apologue qui va beaucoup nous servir. Certes, ce schéma ne prétend toucher à rien qui soit substantiellement en rapport avec ce que nous manions en analyse, les relations dites réelles ou objectives, ou les relations imaginaires. Mais il nous permet d'illustrer d'une façon particulièrement simple ce qui résulte de l'intrication étroite du monde imaginaire et du monde réel dans l'économie psychique – vous allez voir maintenant comment.

 

2

 

Cette petite expérience m'a souri. Ce n'est pas moi qui l'ai inventée, elle est connue depuis longtemps sous le titre d'expérience du bouquet renversé. Telle quelle, dans son innocence – ses auteurs ne l'avaient pas fabriquée pour nous – elle nous séduit jusque dans ses détails contingents, le vase et le bouquet.

En effet, le domaine propre du moi primitif, Ur-Ich ou Lust-Ich, se constitue par clivage, par distinction d'avec le monde extérieur – ce qui est inclus au-dedans se distingue de ce qui est rejeté par les processus d'exclusion, Aufstossung, et de projection. Dès lors, s'il y a des notions qui sont mises au premier plan de toutes les conceptions analytiques du stade primitif de la formation du moi, c'est bien celles du contenant et du contenu. C'est par où le rapport du vase aux fleurs qu'il contient peut nous servir de métaphore, et des plus précieuses.

Vous savez que le processus de sa maturation physiologique permet au sujet, à un moment donné de son histoire, d'intégrer effectivement ses fonctions motrices, et d'accéder à une maîtrise réelle de son corps. Seulement, c'est avant ce moment-là, quoique d'une façon corrélative, que le sujet prend conscience de son corps comme totalité. C'est sur quoi j'insiste dans ma théorie du stade du miroir – la seule vue de la forme totale du corps humain donne au sujet une maîtrise imaginaire de son corps, prématurée par rapport à la maîtrise réelle. Cette formation est détachée du processus même de la maturation et ne se confond pas avec lui. Le sujet anticipe sur l'achèvement de la maîtrise psychologique, et cette anticipation donnera son style à tout exercice ultérieur de la maîtrise motrice effective.

C'est l'aventure originelle par où l'homme fait pour la première fois l'expérience qu'il se voit, se réfléchit et se conçoit autre qu'il n'est – dimension essentielle de l'humain, qui structure toute sa vie fantasmatique.

Nous supposons à l'origine tous les ça, objets, instincts, désirs, tendances, etc. C'est la pure et simple réalité donc, qui ne se délimite en rien, qui ne peut être encore l'objet d'aucune définition, qui n'est ni bonne, ni mauvaise, mais à la fois chaotique et absolue, originelle. C'est le niveau auquel Freud se réfère dans Die Verneinung, quand il parle des jugements d'existence – ou bien c'est, ou bien ce n'est pas. Et c'est là que l'image du corps donne au sujet la première forme qui lui permette de situer ce qui est du moi et ce qui ne l'est pas. Eh bien, disons que l'image du corps, si on la situe dans notre schéma, est comme le vase imaginaire qui contient le bouquet de fleurs réel. Voilà comment nous pouvons nous représenter le sujet d'avant la naissance du moi, et le surgissement de celui-ci.

Je schématise, vous le sentez bien, mais le développement d'une métaphore, d'un appareil à penser, nécessite qu'au départ on fasse sentir à quoi ça sert. Vous verrez que cet appareil-ci a une maniabilité qui permet de jouer de toutes sortes de mouvements. Vous pouvez renverser les conditions de l'expérience – le pot pourrait aussi bien être en dessous, et les fleurs dessus. Vous pouvez à votre gré faire imaginaire ce qui est réel, à condition de conserver le rapport des signes, + – + ou – + –.

Pour que l'illusion se produise, pour que se constitue, devant l'oeil qui regarde, un monde où l'imaginaire peut inclure le réel et, du même coup, le former, où le réel aussi peut inclure et, du même coup, situer l'imaginaire, il faut qu'une condition soit réalisée – je vous l'ai dit, l'oeil doit être dans une certaine position, il doit être à l'intérieur du cône.

S'il est à l'extérieur de ce cône, il ne verra plus ce qui est imaginaire, pour la simple raison que rien du cône d'émission ne viendra le frapper. Il verra les choses à leur état réel, tout nu, c'est-à-dire l'intérieur du mécanisme, et un pauvre pot vide, ou des fleurs esseulées, selon les cas.

Vous me direz – Nous ne sommes pas un oeil, qu'est-ce que c'est que cet oeil qui se balade ?

La boîte veut dire votre propre corps. Le bouquet, c'est instincts et désirs, les objets du désir qui se promènent. Et le chaudron, qu'est-ce que c'est? Ça pourrait bien être le cortex. Pourquoi pas ? Ce serait amusant – nous en parlerons un autre jour.

Au milieu de ça, votre oeil ne se promène pas, il est fixé là, comme un petit appendice titilleur du cortex. Alors, pourquoi est-ce que je vous raconte qu'il se promène, et que selon sa position, tantôt ça marche, tantôt ça ne marche pas ?

L'oeil est ici, comme très fréquemment, le symbole du sujet.

Toute la science repose sur ce qu'on réduit le sujet à un oeil, et c'est pourquoi elle est projetée devant vous, c'est-à-dire objectivée – je vous expliquerai ça une autre fois. A propos de la théorie des instincts, une autre année, quelqu'un avait apporté une très belle construction, la plus paradoxale que j'aie jamais entendu proférer, qui entifiait les instincts. A la fin, il n'en restait plus un seul debout, et c'était, à ce titre, une démonstration utile à faire. Pour nous réduire un petit instant à n'être qu'un oeil, il fallait que nous nous placiions dans la position du savant qui peut décréter qu'il n'est qu'un oeil, et mettre un écriteau à la porte – Ne pas déranger l'expérimentateur. Dans la vie, les choses sont toutes différentes, parce que nous ne sommes pas un oeil. Alors, qu'est-ce que veut dire l'oeil qui est là ?

Cela veut dire que, dans le rapport de l'imaginaire et du réel, et dans la constitution du monde telle qu'elle en résulte, tout dépend de la situation du sujet. Et la situation du sujet – vous devez le savoir depuis que je vous le répète – est essentiellement caractérisée par sa place dans le monde symbolique, autrement dit dans le monde de la parole. Cette place est ce dont dépend qu'il ait droit ou défense de s'appeler Pedro. Selon un cas ou l'autre, il est dans le champ du cône ou il n'y est pas.

Voilà ce qu'il faut que vous mettiez dans votre tête, même si ça vous paraît un peu raide pour comprendre ce qui va suivre.

 

3

 

Nous devons prendre le texte de Mélanie Klein pour ce qu'il est, à savoir le compte rendu d'une expérience.

Voilà un garçon qui, nous dit-on, a environ quatre ans, dont le niveau général de développement est de quinze à dix-huit mois. C'est là une question de définition, et on ne sait jamais ce qu'on veut dire. Quel est l'instrument de mesure? On omet souvent de le préciser. Un développement affectif de quinze à dix-huit mois, cette notion reste encore plus floue que l'image d'une fleur dans l'expérience que je viens de vous produire.

L'enfant a un vocabulaire très limité, et plus que limité, incorrect. Il déforme les mots et les emploie mal à propos la plupart du temps, alors qu'à d'autres moments on se rend compte qu'il en connaît le sens. Mélanie Klein insiste sur le fait le plus frappant – cet enfant n'a pas le désir de se faire comprendre, il ne cherche pas à communiquer, ses seules activités plus ou moins ludiques sont d'émettre des sons et de se complaire dans des sons sans signification, dans des bruits.

Cet enfant possède tout de même quelque chose du langage – sinon Mélanie Klein ne se ferait pas comprendre de lui. Il dispose de certains éléments de l'appareil symbolique. D'autre part, Mélanie Klein, dès ce premier contact avec l'enfant, qui est si important, caractérise son attitude comme apathie, indifférence. Il n'est pas pour autant sans orientation. Il ne donne pas l'impression de l'idiot, loin de là. Mélanie Klein le distingue de tous les névrosés enfants qu'elle a vus auparavant en remarquant qu'il ne marque aucune anxiété apparente, même sous les formes voilées où elle se produit chez les névrosés, explosion ou bien retrait, raideur, timidité. Ça n'échapperait pas à quelqu'un de l'expérience de la thérapeute en question. Il est là, cet enfant, comme si rien n'y faisait. Il regarde Mélanie Klein comme il regarderait un meuble.

Je souligne ces aspects parce que je veux mettre en relief le caractère uniforme de la réalité pour lui. Tout lui est également réel, également indifférent.

C'est ici que commencent les perplexités de Mlle Gélinier.

Le monde de l'enfant, nous dit Mélanie Klein, se produit à partir d'un contenant – ce serait le corps de la mère – et d'un contenu du corps de cette mère. Au cours du progrès de ses relations instinctuelles avec cet objet privilégié qu'est la mère, l'enfant est amené à procéder à une série de relations d'incorporations imaginaires. Il peut mordre, absorber le corps de sa mère. Le style de cette incorporation est un style de destruction.

Dans ce corps maternel, l'enfant s'attend à rencontrer un certain nombre d'objets, pourvus eux-mêmes d'une certaine unité encore qu'ils soient inclus, des objets qui peuvent être dangereux pour lui. Pourquoi dangereux ? Pour la même raison exactement que lui est dangereux pour eux. En miroir, c'est bien le cas de le dire, il les revêt des mêmes capacités de destruction que celles dont il se ressent lui-même porteur. C'est à ce titre qu'il accentuera leur extériorité par rapport aux premières limitations de son moi, et qu'il les rejettera comme des objets mauvais, dangereux, caca.

Ces objets seront certes extériorisés, isolés, de ce premier contenant universel, de ce premier grand tout qu'est l'image fantasmatique du corps de la mère, empire total de la première réalité enfantine. Mais ils lui apparaîtront pourtant toujours pourvus du même accent maléfique qui aura marqué ses premières relations avec eux. C'est pourquoi il les ré-introjectera, et portera son intérêt vers d'autres objets moins dangereux. Il fera, par exemple, ce qu'on appelle l'équation fèces – urine. Différents objets du monde extérieur, plus neutralisés, seront posés comme les équivalents des premiers, leur seront liés par une équation – je le souligne – imaginaire. Ainsi, l'équation symbolique que nous redécouvrons entre ces objets surgit d'un mécanisme alternatif d'expulsion et d'introjection, de projection et d'absorption, c'est-à-dire d'un jeu imaginaire.

C'est ce jeu, précisément, que j'essaie de vous symboliser dans mon schéma par les inclusions imaginaires d'objets réels, ou inversement, par les prises d'objets imaginaires à l'intérieur d'une enceinte réelle.

Chez Dick, nous voyons bien qu'il y a ébauche d'imaginification, si je puis dire, du monde extérieur. Nous l'avons là prête à affleurer, mais elle n'est que préparée.

Dick joue avec le contenant et le contenu. Déjà, il a tout naturellement entifié dans certains objets, le petit train par exemple, un certain nombre de tendances, voire de personnes – lui-même en tant que petit train, par rapport à son père qui est grand train. D'ailleurs, le nombre d'objets qui sont significatifs est pour lui, fait surprenant, extrêmement réduit, réduit aux signes minima qui permettent d'exprimer le dedans et le dehors, le contenu et le contenant. Ainsi l'espace noir est tout de suite assimilé à l'intérieur du corps de la mère, dans lequel il se réfugie. Ce qui ne se produit pas, c'est le jeu libre, la conjonction entre les différentes formes, imaginaire et réelle, des objets.

C'est ce qui fait que, quand il va se réfugier dans l'intérieur vide et noir du corps maternel, les objets n'y sont pas, au grand étonnement de MIle Gélinier. Pour une raison simple – dans son cas, le bouquet et le vase ne peuvent pas être là en même temps. C'est ça qui est la clef.

Les étonnements de M"e Gélinier reposent sur le fait que, pour Mélanie Klein, tout est sur un plan d'égale réalité – d'unreal reality, comme elle s'exprime, ce qui ne permet pas de concevoir, en effet, la dissociation des différents sets d'objets primitifs. C'est qu'il n'y a chez Mélanie Klein ni théorie de l'imaginaire ni théorie de l'ego. C'est à nous d'introduire ces notions, et de comprendre que, dans la mesure où une partie de la réalité est imaginée, l'autre est réelle et inversement, dans la mesure où l'une est réalité, c'est l'autre qui devient imaginaire. On saisit par là pourquoi, au départ, la conjonction des différentes parties, des sets, ne peut jamais être achevée.

Nous sommes ici dans le rapport en miroir.

Nous appelons ça le plan de projection. Mais comment indiquer le corrélat de la projection ? Il faudrait trouver un autre mot qu'introjection. Tel que nous nous en servons en analyse, le mot d'introjection n'est pas le contraire de la projection. Il n'est pratiquement employé, vous le remarquerez, qu'au moment où il s'agit d'introjection symbolique. Il s'accompagne toujours d'une dénomination symbolique. L'introjection est toujours l'introjection de la parole de l'autre, ce qui introduit une dimension toute différente de celle de la projection. C'est autour de cette distinction que vous pouvez faire le départ entre ce qui est fonction de l'ego et qui est de l'ordre du registre duel, et ce qui est fonction du surmoi. Ce n'est pas pour rien qu'on les distingue dans la théorie analytique, ni qu'on admet que le surmoi, le surmoi authentique, est une introjection secondaire par rapport à la fonction de l'ego idéal.

Ce sont des remarques latérales. Je reviens au cas décrit par Mélanie Klein.

L'enfant est là. Il dispose d'un certain nombre de registres significatifs. Mélanie Klein – ici, nous pouvons la suivre – souligne l'extrême étroitesse de l'un d'entre eux – le domaine imaginaire. C'est normalement par les possibilités de jeu de la transposition imaginaire que peut se faire la valorisation progressive des objets, sur le plan qu'on appelle communément affectif, par une démultiplication, un déploiement en éventail de toutes les équations imaginaires qui permettent à l'être humain d'être le seul parmi les animaux à avoir un nombre presque infini d'objets à sa disposition – d'objets marqués d'une valeur de Gestalt dans son Umwelt, d'objets isolés dans leurs formes. Mélanie Klein souligne la pauvreté du monde imaginaire, et, du même coup, l'impossibilité pour cet enfant d'entrer dans une relation effective avec les objets en tant que structures. Corrélation importante à saisir.

Si on résume maintenant tout ce que Mélanie Klein décrit de l'attitude de cet enfant, le point significatif est simplement celui-ci – il n'adresse aucun appel.

L'appel, voilà une notion que je vous prie de garder. Vous allez vous dire – Naturellement, avec ça, il ramène son langage, le docteur Lacan. Mais l'enfant a déjà son système de langage, très suffisamment. La preuve en est qu'il joue avec. Il s'en sert même pour mener un jeu d'opposition contre les tentatives d'intrusion des adultes. Par exemple, il se comporte d'une façon qui est dite dans le texte négativiste. Quand sa mère lui propose un nom, qu'il est capable de reproduire d'une façon correcte, il le reproduit d'une façon inintelligible, déformée, qui ne peut servir à rien. Nous retrouvons ici la distinction à faire entre négativisme et dénégation – comme nous l'a rappelé M. Hyppolite, prouvant par là non seulement sa culture, mais qu'il a déjà vu des malades. Dick, c'est d'une façon proprement négativiste qu'il se sert du langage.

Par conséquent, en introduisant l'appel, ce n'est pas le langage que j'introduis par la bande. Je dirais même plus – non seulement ce n'est pas le langage, mais ce n'est pas un niveau supérieur au langage. C'est même au-dessous du langage, si on parle de niveaux. Vous n'avez qu'à observer un animal domestique pour voir qu'un être dépourvu de langage est tout à fait capable de vous adresser des appels, des appels pour attirer votre attention vers quelque chose qui, en un certain sens, lui manque. A l'appel humain est réservé un développement ultérieur, plus riche, parce qu'il se produit justement chez un être qui a déjà acquis le niveau du langage.

Soyons schématiques.

Un certain Karl Bühler a fait une théorie du langage, qui n'est pas la seule ni la plus complète, mais il s'y trouve quelque chose qui n'est pas sans intérêt –  il distingue trois étapes dans le langage. Il les a situées malheureusement avec des registres qui ne les rendent pas très compréhensibles.

D'abord, le niveau de l'énoncé comme tel, qui est presque un niveau de donnée naturelle. Je suis au niveau de l'énoncé quand je dis à une personne la chose la plus simple, un impératif par exemple. C'est à ce niveau de l'énoncé qu'il faut placer tout ce qui concerne la nature du sujet. Un officier, un professeur, ne donnera pas son ordre dans le même langage qu'un ouvrier ou un contremaître. Au niveau de l'énoncé, dans son style et jusque dans ses intonations, tout ce que nous apprenons porte sur la nature du sujet.

Dans un impératif quelconque, il y a un autre plan, celui de l'appel. Il s'agit du ton sur lequel cet impératif est donné. Le même texte peut avoir des valeurs complètement différentes selon le ton. Le simple énoncé arrêtez-vous peut avoir selon les circonstances des valeurs d'appel complètement différentes.

La troisième valeur est proprement la communication – ce dont il s'agit, et sa référence avec l'ensemble de la situation.

Nous sommes avec Dick au niveau de l'appel. L'appel prend sa valeur à l'intérieur du système déjà acquis du langage. Or, ce dont il s'agit, c'est que cet enfant n'émet aucun appel. Le système par où le sujet vient à se situer dans le langage est interrompu, au niveau de la parole. Ce n'est pas pareil, le langage et la parole – cet enfant est, jusqu'à un certain niveau, maître du langage, mais il ne parle pas. C'est un sujet qui est là et qui, littéralement, ne répond pas.

La parole ne lui est pas venue. Le langage ne s'est pas accolé à son système imaginaire, dont le registre est excessivement court – valorisation des trains, des boutons de portes, du lieu noir. Ses facultés, non pas de communication, mais d'expression, sont limitées à cela. Pour lui, le réel et l'imaginaire, c'est équivalent.

Mélanie Klein doit donc renoncer là à toute technique Elle a le minimum de matériel. Elle n'a pas même de jeux – cet enfant ne joue pas. Quand il prend un peu le petit train, il ne joue pas, il fait ça comme il traverse l'atmosphère – comme s'il était un invisible, ou plutôt comme si tout lui était, d'une certaine façon, invisible.

Mélanie Klein ne procède ici, elle en a vivement conscience, à aucune interprétation. Elle part, dit-elle, des idées qu'elle a, et qui sont connues, de ce qui se passe à ce stade. J'y vais carrément, et je lui dis – Dick petit train, grand train Papa-train.

Là-dessus, l'enfant se met à jouer avec son petit train, et il dit le mot station, c'est-à-dire gare. Moment crucial, où s'ébauche l'accolement du langage à l'imaginaire du sujet.

Mélanie Klein lui renvoie ceci – La gare, c'est Maman. Dick entrer dans Maman. A partir de là, tout se déclenche. Elle ne lui en fera que des comme ça, et pas d'autres. Et très vite l'enfant progresse. C'est un fait.

Qu'a-t-elle donc fait, Mélanie Klein ? – rien d'autre que d'apporter la verbalisation. Elle a symbolisé une relation effective, celle d'un être, nommé, avec un autre. Elle a plaqué la symbolisation du mythe oedipien, pour l'appeler par son nom. C'est à partir de là qu'après une première cérémonie, qui aura été de se réfugier dans l'espace noir pour reprendre contact avec le contenant, s'éveille pour l'enfant la nouveauté.

L'enfant verbalise un premier appel – un appel parlé. Il demande sa nurse, avec laquelle il était entré et qu'il avait laissée partir comme si de rien n'était. Pour la première fois, il produit une réaction d'appel qui n'est pas simplement un appel affectif, mimé par tout l'être, mais un appel verbalisé, qui dès lors comporte réponse. C'est une première communication au sens propre, technique, du terme.

Les choses se développent ensuite au point que Mélanie Klein fait intervenir tous les autres éléments d'une situation dès lors organisée et jusqu'au père lui-même, qui vient jouer son rôle. En dehors des séances, dit Mélanie Klein, les relations de l'enfant se développent sur le plan de l'OEdipe. L'enfant symbolise la réalité autour de lui à partir de ce noyau, de cette petite cellule palpitante de symbolisme que lui a donnée Mélanie Klein.

C'est ce qu'elle appelle ensuite – avoir ouvert les portes de son inconscient.

En quoi Mélanie Klein a-t-elle fait quoi que ce soit qui manifeste une appréhension quelconque de je ne sais quel processus qui serait, dans le sujet, son inconscient ? Elle l'admet d'emblée, par habitude. Relisez tous cette observation et vous y verrez la manifestation sensationnelle de la formule que je vous donne toujours – l'inconscient est le discours de l'autre.

Voilà un cas où c'est absolument manifeste. Il n'y a aucune espèce d'inconscient dans le sujet. C'est le discours de Mélanie Klein qui greffe brutalement sur l'inertie moïque initiale de l'enfant les premières symbolisations de la situation oedipienne. Mélanie Klein fait toujours ainsi avec ses sujets, plus ou moins implicitement, plus ou moins arbitrairement.

Dans le cas dramatique, chez ce sujet qui n'a pas accédé à la réalité humaine puisqu'il ne fait entendre aucun appel, quels sont les effets des symbolisations introduites par la thérapeute ? Elles déterminent une position initiale à partir de laquelle le sujet peut faire jouer l'imaginaire et le réel et conquérir son développement. Il s'engouffre dans une série d'équivalences, dans un système où les objets se substituent les uns aux autres. Il parcourt toute une suite d'équations qui le font passer de cet intervalle entre les deux battants de porte où il allait se réfugier comme dans le noir absolu du contenant total, à des objets qu'il lui substitue – la bassine d'eau par exemple. Il déplie et articule ainsi tout son monde. Et puis, de la bassine d'eau, il passe à un radiateur électrique, à des objets de plus en plus élaborés. Il accède à des contenus de plus en plus riches, comme à la possibilité de définir le contenu et le non-contenu.

Pourquoi parler dans ce cas de développement de l'ego ? C'est confondre comme toujours l'ego et le sujet.

Le développement n'a lieu que dans la mesure où le sujet s'intègre au système symbolique, s'y exerce, s'y affirme par l'exercice d'une parole véritable. Il n'est même pas nécessaire, vous le remarquerez, que cette parole soit la sienne. Dans le couple momentanément formé, sous sa forme pourtant la moins affectivée, entre la thérapeute et le sujet, une véritable parole peut être apportée. Sans doute, pas n'importe laquelle – c'est là que nous voyons la vertu de la situation symbolique de l'OEdipe.

C'est vraiment la clef – une clef très réduite. Je vous ai déjà indiqué qu'il y avait très probablement tout un trousseau de clefs. Peut-être vous ferai-je un jour une conférence sur ce que nous donne à cet égard le mythe des primitifs – je ne dirais pas des moindres primitifs, car ils ne sont pas moindres, ils en savent beaucoup plus que nous. Quand nous étudions une mythologie, celle par exemple qui va peut-être paraître à propos d'une population soudanaise, nous voyons que le complexe d'OEdipe n'est pour eux qu'une mince petite rigolade. C'est un tout petit détail dans un mythe immense. Le mythe permet de collationner une série de relations entre les sujets d'une richesse et d'une complexité auprès de quoi d'OEdipe ne paraît qu'une édition tellement abrégée qu'en fin de compte elle n'est pas toujours utilisable.

Mais qu'importe. Pour nous, analystes, nous nous en sommes contentés jusqu'à présent. Certes, on essaie bien de l'élaborer un peu, mais c'est bien timide. On se sent toujours horriblement empêtré parce qu'on distingue mal entre imaginaire, symbolique et réel.

Je veux maintenant vous faire remarquer ceci. Quand Mélanie Klein lui livre le schéma de l'OEdipe, la relation imaginaire que vit le sujet, bien qu'extrêmement pauvre, est déjà assez complexe pour qu'on puisse dire qu'il a son monde à lui. Mais ce réel primitif est pour nous littéralement ineffable. Tant qu'il ne nous en dit rien, nous n'avons aucun moyen d'y pénétrer, si ce n'est par des extrapolations symboliques qui font l'ambiguïté de tous les systèmes comme celui de Mélanie Klein – elle nous dit par exemple qu'à l'intérieur de l'empire du corps maternel, le sujet est là avec tous ses frères, sans compter le pénis du père, etc. Vraiment?

Il n'importe, puisque nous pouvons ainsi saisir en tout cas comment ce monde se met en mouvement, comment imaginaire et réel commencent à se structurer, comment se développent les investissements successifs qui délimitent la variété des objets humains, c'est-à-dire nommables. Tout ce processus prend son départ de cette première fresque que constitue une parole significative, formulant une structure fondamentale qui, dans la loi de la parole, humanise l'homme.

Comment vous dire ça d'une autre façon encore? Demandez-vous ce que représente l'appel dans le champ de la parole. Eh bien, c'est la possibilité du refus. Je dis la possibilité. L'appel n'implique pas le refus, il n'implique aucune dichotomie, aucune bipartition. Mais vous pouvez constater que c'est au moment où se produit l'appel que s'établissent chez le sujet les relations de dépendance. Il accueillera dès lors sa nurse à bras ouverts, et en allant se cacher derrière la porte, à dessein, il manifestera tout d'un coup vis-à-vis de Mélanie Klein le besoin d'avoir un compagnon dans ce coin réduit qu'il a été occuper un moment. La dépendance viendra ensuite.

Dans cette observation, vous voyez donc jouer chez l'enfant, indépendamment, la série des relations préverbales et post-verbales. Et vous vous apercevez que le monde extérieur – ce que nous appelons le monde réel, et qui n'est qu'un monde humanisé, symbolisé, fait de la transcendance introduite par le symbole dans la réalité primitive – ne peut se constituer que quand se sont produites, à la bonne place, une série de rencontres.

Ces positions sont du même ordre que celles qui, dans mon schéma, font dépendre telle structuration de la situation de telle position de l'oeil. Je me resservirai de ce schéma. Je n'ai voulu introduire aujourd'hui qu'un bouquet, mais on peut introduire l'autre.

A partir du cas de Dick et en utilisant les catégories du réel, du symbolique et de l'imaginaire, je vous ai montré qu'il peut se faire qu'un sujet qui dispose de tous les éléments de langage, et qui a la possibilité de faire un certain nombre de déplacements imaginaires lui permettant de structurer son monde, ne soit pas dans le réel. Pourquoi n'y est-il pas ? – uniquement parce que les choses ne sont pas venues dans un certain ordre. La figure dans son ensemble est dérangée. Pas moyen de donner à cet ensemble le moindre développement.

S'agit-il du développement de l'ego? Reprenez le texte de Mélanie Klein. Elle dit que l'ego a été développé d'une façon trop précoce si bien que, l'enfant a un rapport trop réel à la réalité parce que l'imaginaire ne peut pas s'introduire – et puis, dans la seconde partie de sa phrase, elle dit que c'est l'ego qui arrête le développement. Cela veut simplement dire que l'ego ne peut pas être valablement utilisé comme appareil dans la structuration de ce monde extérieur. Pour une simple raison – à cause de la mauvaise position de l'oeil, l'ego n'apparaît pas, purement et simplement.

Mettons que le vase soit virtuel. Le vase n'apparaît pas, et le sujet reste dans une réalité réduite, avec un bagage imaginaire aussi réduit.

Le ressort de cette observation, c'est ce que vous devez comprendre – la vertu de la parole, en tant que l'acte de la parole est un fonctionnement coordonné à un système symbolique déjà établi, typique et significatif.

Cela mériterait que vous posiez des questions, que vous relisiez le texte, que vous maniiez aussi ce petit schéma afin de voir vous-mêmes comment il peut vous servir.

Ce que je vous ai donné aujourd'hui est une élaboration théorique faite tout contre le texte des problèmes soulevés la dernière fois par Mme Gélinier. J'annonce le titre de la séance prochaine, qui aura lieu dans quinze jours – Le transfert, aux niveaux distincts auxquels il faut l'étudier.

 

24 février 1954.